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“Vous avez besoin d’une chose simple, vous les entrepreneurs : pas de changement de politique économique tous les quatre matins, pas de revirement, pas de fluctuation ».
Cette phrase, prononcée par Bruno le Maire la semaine dernière lors des “Rencontres des entrepreneurs de France” nous a quelque peu interpellés. Plutôt dans le bon sens d’ailleurs, mais pas question ici de faire un article à consonance politique, mais plutôt entrepreneuriale.
Nous disons “dans le bon sens” car nous ne pouvons qu’être en accord avec cela : une entreprise, quelle qu’elle soit (start-up, TPE, PME ou grand groupe) a besoin de stabilité dans les lois économiques, sans incertitude quotidienne. Car des incertitudes, elle en rencontre déjà de très nombreuses tous les jours…
Les 4 niveaux d’incertitude d’une entreprise qui innove
Le carnet de commandes est la priorité des entreprises, tout le monde en conviendra. Et au regard de l’instabilité économique généralisée, on peut considérer que c’est pour les entreprises un premier niveau d’incertitude.
Lorsque l’entreprise souhaite étoffer son offre avec un nouveau produit ou service, qui n’a pas d’équivalent sur le marché, elle va lancer un programme d’innovation. Et c’est un deuxième niveau d’incertitude, car elle ne sait pas si ce programme va aboutir, ni ne connaît la réaction du marché.
Si, pour ce nouveau produit, l’entreprise est confrontée à une difficulté technique et qu’elle n’a pas à sa disposition les connaissances suffisantes pour lever ce verrou, l’entreprise va lancer un programme de Recherche & Développement. C’est un nouveau risque pour l’entreprise car elle ne sait pas si elle va trouver, ce qu’elle va trouver et quand elle va trouver. L’entreprise va investir dans un projet, souvent long et coûteux, dont l’issue est floue, voire hypothétique. C’est un troisième niveau d’incertitude.
Et c’est pour cette raison que le Crédit d’Impôt Recherche (CIR) existe. Le CIR est une participation financière de l’Etat au risque d’échec d’un projet de R&D. Le CIR va inciter l’entreprise à être plus ambitieuse en lançant plus de projets de R&D, ou des projets plus risqués. Le CIR est un véritable moteur d’incitation à la R&D.
Mais si régulièrement, le CIR est remis en question par des annonces ou des propositions, c’est toute la dynamique et la confiance en la pérennité du dispositif qui s’effondrent. On crée inutilement un quatrième niveau d’incertitude sur le financement de cette R&D.
C’est ce qui s’est passé durant ces derniers mois. On peut notamment citer :
- Le flou (qui dure depuis plusieurs années) autour de la directive ACCIS (Assiette Consolidé de l’Impôt sur les Sociétés), directive qui propose d’harmoniser au niveau européen l’assiette fiscale, avec donc potentiellement un impact sur le CIR Français.
- Le rapporteur général de la commission des finances qui a publié en juillet 2018 un rapport où il appelle “de ses vœux une évaluation complète du CIR”. Il pointe notamment du doigt l’incitation à sous-traiter de la recherche à des organismes publiques, l’incitation à embaucher les jeunes docteurs et la prise en compte des dépenses liées à la protection des brevets, la normalisation ou la veille technologique.
Finalement cette dernière proposition aboutira, selon l’annonce de Bruno Le Maire devant l’assemblée nationale en juillet 2019, à la diminution de la prise en compte des frais de fonctionnement à l’horizon 2021.
- Le Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche (CNESER) qui a publié début 2019 un rapport et des recommandations sur le CIR.
L’impact de l’incertitude fiscale sur les projets R&D
Régulièrement, certains de nos clients nous contactent pour en savoir plus et nous demander si le CIR ou le CII peuvent être supprimés, ou rabotés. Preuve qu’il s’agit bien d’un sujet loin d’être anodin pour eux, comme pour tous les entrepreneurs.
Alors comment réagit l’entrepreneur face à ces annonces, dans un climat où le remboursement des dépenses de R&D pourrait être supprimé, alors que l’entreprise a déjà engagé ces dépenses ? On ne parle pas ici de l’éligibilité des projets, mais bien de l’évolution du dispositif.
C’est très simple et évident : l’entreprise va réduire la voilure de ses programmes R&D, voire les supprimer totalement. C’est d’ailleurs ce que certains de nos clients nous ont indiqué quelques mois avant la présidentielle de 2017. Certains candidats (la majorité même…) ayant annoncé vouloir supprimer totalement le CIR, l’incertitude était forte quant au devenir du crédit d’impôt, et incitait donc à la prudence….
Cette instabilité va loin car elle contamine en réalité toute la chaîne du financement de l’entreprise. Certains investisseurs conseillent dans les business plans de ne pas prendre en compte le CIR dans les prévisionnels financiers. Pourquoi ? Parce que trop risqué et qu’il faut le considérer comme un bonus. Et ce n’est pas, encore une fois, une question d’éligibilité des projets/dépenses, mais bien de pérennité du dispositif. Quel dommage…
Sans même parler de l’impact des investisseurs étrangers qui comprennent encore moins bien la situation…
Finalement, avec cette instabilité chronique, on perd tout l’intérêt du dispositif dont l’objectif premier est l’incitation à investir dans la recherche.
La solution : acter la pérennisation du CIR sur 3 ans ? 5 ans ?
Il est évident et indispensable d’évaluer l’efficacité des politiques d’incitation à l’innovation, et de supprimer ce qui ne fonctionne pas, en évitant les dépenses publiques inutiles. Mais toute évolution des aides fiscales d’incitation à l’innovation doit être encadrée, bornée pour qu’il n’y ait pas d’arrêt brutal.
Pourquoi par exemple ne pas proposer une loi de programmation dont l’objectif serait d’encadrer l’évolution du CIR ? Dans cette situation, on donnerait une visibilité sur plusieurs années à l’entrepreneur, qui pourrait alors anticiper l’évolution du financement de sa R&D. On le (re)placerait dans une situation de confiance indépendamment des agendas politiques.
Si, pour des raisons budgétaires, ou par nouveaux choix politiques, il y avait une volonté de diminuer les aides à l’innovation en limitant ou supprimant le CIR, il faudrait que ces changements soient progressifs pour que l’entrepreneur puisse, encore une fois, l’anticiper.
Si au contraire, il y avait une volonté, et les moyens de financer davantage l’innovation, la nouvelle enveloppe pourrait être libérée via le canal fiscal (par exemple augmenter le taux du CIR de 30 à 40%), à la condition d’être capable de maintenir cette enveloppe dans la durée. S’il n’était pas possible de la maintenir dans la durée, il faudrait par exemple la libérer sur des appels à projets ponctuels sur des thématiques ciblées (subventions, prêts à taux 0%).
C’est notamment le choix qui a été fait par le gouvernement en se dotant en janvier 2018 d’un fond de 10 milliards d’euros pour soutenir l’innovation.
Résultat ? Un an et demi plus tard, en mai 2019, la Cour des comptes veut supprimer ce nouveau fonds pour l’innovation de Bercy, car il est, selon elle, « inutilement complexe »… Une illustration parfaite de l’instabilité chronique de ce type de dispositif, qui génère autant de frustration que d’incertitude pour les chefs d’entreprises.
Autre exemple : en septembre 2017, Bruno Le Maire, en parlant du CIR, se disait “prêt à ouvrir une réflexion sur son amélioration, voire son déplafonnement dans le respect de nos contraintes budgétaires, que chacun connaît.”
2 réflexions à ce sujet, même si le déplafonnement n’a pas eu lieu in fine. D’une part, nous ne sommes pas certains que les entreprises demandaient une augmentation du taux de remboursement, ou son déplafonnement. D’autre part, en imaginant ce déplafonnement sans être pérennisé et s’arrêtant à la fin du quinquennat en cours, cela aurait plus créé des situations d’aubaine et d’optimisations fiscales que des incitations la R&D. Bref, l’effet inverse de ce qui était recherché.
La stabilité du CIR à plus de valeur que le taux de remboursement
C’est finalement la phrase à retenir : la stabilité du CIR à plus de valeur que le taux de remboursement. Si l’on veut que la politique d’incitation à l’innovation via la fiscalité fonctionne, c’est-à-dire avec une participation financière à posteriori de l’engagement des dépenses, il ne faut pas que les règles changent, ou tout du moins avec un effet de latence.
Plus on diminuera l’incertitude sur le financement, plus l’entreprise sera sereine et confiante pour investir dans sa R&D.